Une initiative qui risque de ne pas faire sourire l’interprofession champenoise: le brasseur américain Miller High Life veut que l’on considère ses bières comme littéralement le « champagne de la bière » et a lancé une pétition pour avoir son « appellation ».
Un dossier de plus sur la table du service juridique du Comité Champagne ? À Épernay, on n’a sans doute pas été très amusé par la vidéo de promotion du brasseur du Wisconsin pour lancer son opération « Champagne of beers ». Celle-ci débute par une référence directe au champagne : « Le champagne ne peut venir que d’un seul endroit : la Champagne, en France. En quoi la Champagne de la bière serait-elle différente ? ». Et d’enchaîner sur le ton de l’ironie : « Les bières produites au sein de cette région délimitée entourant les bâtiments de la brasserie Miller seront considérées comme la Champagne de la bière ». Enfin, après avoir filmé la fameuse bière au reflets dorés dans ces fameuses coupes de champagne que plus personne n’utilise, on entend un subtil « qui a besoin de la France ?».
Il s’agit ici évidemment avant tout de faire le buzz, mais cette opération marketing peut-elle déboucher sur un conflit avec le Comité Champagne ? Car s’il existe une interprofession qui ne rigole pas avec la protection de son appellation, c’est bien celle de la filière champenoise.
La protection de l’appellation « Champagne », une histoire qui dure
La protection de l’appellation « Champagne », une histoire qui dure
En 1843, un négociant tourangeau fut attaqué en justice par un regroupement de maisons de champagne car ses bouteilles de vin effervescent portaient la mention « Champagne ». Les champenois ont eu gain de cause en prouvant que cet « abus » portait préjudice à l’image de leur vin. Par la suite et pendant des décennies, un travail de fond fut entrepris pour poser des bases juridiques solides, délimiter précisément la zone de production et élaborer le cahier des charges de l’appellation. Ce qui ne répond pas à aux critères définis ne peut pas s’appeler « champagne ». C’est pourtant simple.
Pour en apprendre plus sur le champagne : Guide complet sur l’AOC Champagne.
Une force de frappe internationale
C’est dans le cadre d’accords bilatéraux et internationaux que la terminologie « Champagne » peut être protégée hors des frontières françaises. Ce fut par exemple le cas en 1919 avec le traité de Versailles : il fut interdit aux maisons de négoce allemandes de nommer leur vin mousseux « champagne », ce que certaines ne s’étaient pas privées de faire allègrement, mettant en avant les liens étroits entre producteurs champenois et allemands aux cours du XIXème siècle. Adieu le Deutscher « Champagner Wein », le vin effervescent germanique portera désormais le nom de « Sekt ».
Avec 16 bureaux internationaux, 70 cabinets d’avocats et 2 millions d’EUR de budget annuel, le combat porte ses fruits pour l’interprofession : 121 pays reconnaissent désormais l’appellation « Champagne », dont la Chine. En 2005, le Comité Champagne fonde la « Declaration to Protect Wine Place & Origin », un manifeste « pour la protection des terroirs et des indications géographiques des vins ». De nombreuses régions viticoles comme Chablis ou la Barossa Valley en Australie font partie de ce programme, qui se donne comme objectif d’ancrer la notion d’« appellation d’origine contrôlée » de façon globale.
L’exemple du Brésil
Il aura fallu batailler 38 ans pour une reconnaissance de l’appellation dans ce pays d’Amérique latine. En 1974, la cour de cassation brésilienne rejette une action contentieuse contre un producteur de vin mousseux pour utilisation du mot « Champagne ». Le législateur brésilien en remet une couche en 2004 en permettant de désigner par « Champagne » n’importe quel vin mousseux.
Le Comité Champagne (à cette époque encore nommé CIVC, Comité Interprofessionnel des vins de Champagne) ne se laisse pas abattre et prend contact avec les producteurs brésiliens afin de les encourager à créer leurs propres indications géographiques. La quasi-totalité d’entre eux finit par accepter de ne plus utiliser la dénomination « Champagne » sur leurs bouteilles, ce qui amène le CIVC à faire une demande d’inscription auprès de l’Institut national de propriété intellectuelle brésilien. En 2012, le terme « Champagne » est officiellement reconnu comme une AOC au Brésil.
« Champagne », un terme qui n’intéresse pas seulement les producteurs de vin
L’interprofession doit être sur tous les fronts, comme au début des années 1990, lorsque le célèbre couturier Yves Saint Laurent lance son parfum sobrement intitulé « Champagne ». La cour d’appel de Paris avait estimé que la marque de luxe avait « détourné la notoriété dont seuls les producteurs et négociants en champagne peuvent se prévaloir » et celle-ci fut condamnée à retirer tous les flacons de la vente et à payer au total 225 000 F (35 000 EUR). de dommages et intérêts.
Le discounter allemand Aldi a également reçu du courrier de la part du service juridique du Comité Champagne. La raison : la commercialisation de son « Champagner Sorbet ». L’affaire est plus compliquée, puisque celle-ci s’est retrouvée devant la Cour Européenne de Justice. La firme Aldi avait axé sa défense sur son droit à utiliser le terme « Champagne » dans la dénomination du sorbet car celui-ci est composé à hauteur de 12 % de champagne. Pour la partie adverse, 200 000 EUR de dommages et intérêts ont été demandés, car ce produit nuirait à l’appellation et ne pourrait en aucun cas être associé au vin de champagne. La Cour Européenne de Justice s’est prononcée en faveur d’Aldi et c’est maintenant à la Cour de Justice de Munich de rendre un verdict définitif. Affaire à suivre.
Le Comité Champagne va-t-il trop loin dans la protection de l’appellation ?
C’est la question que l’on est en droit de se poser dans l’affaire du village Suisse de Champagne. En effet, cette commune située au cœur du canton de Vaud et dotée de 28 hectares de vignes avait en première instance obtenu le droit de créer son AOC/AOP « Commune de Champagne ». Le Conseil d’État helvétique avait jugé qu’il n’y avait « pas de risque que le public croie qu’un vin blanc tranquille, vendu dans une bouteille vaudoise étiquetée + Commune de Champagne + et + Vin Suisse, puisse être un vin mousseux de la région viticole de Champagne (France) ».
Hors de question de laisser passer ça pour le Comité Champagne, qui a posé un recours demandant l’annulation de la création de cette appellation. Et effectivement, la cour constitutionnelle du canton de Vaud a jugé que la création de cette AOC/AOP était contraire aux accords bilatéraux entre l’Union européenne et la Suisse. La pilule fut sans doute dure à avaler pour les vignerons du village de Champagne, qui ne peuvent donc pas nommer leur vin du nom de leur commune.
Protéger l’appellation est un combat qui n’est pas près de s’arrêter pour l’interprofession champenoise, surtout quand des pays majeurs de la scène internationale ne reconnaissent toujours pas l’AOC/AOP Champagne. Il s’agit notamment de la Russie avec ses vins effervescents « Champanskoïe » et des États-Unis où l’on trouve du « Californian Champagne » ou encore du « Oregon Champagne ». Malgré certaines régions viticoles américaines adhérentes du « Declaration to Protect Wine Place & Origin », le pays de l’oncle Sam n’est pas vraiment friand du concept d’appellation d’origine contrôlée et ce laxisme juridique permet justement au brasseur Miller High Life d’abuser sans vergogne de l’appellation « Champagne » dans son opération marketing « Champagne of Beers ».
Dans un monde où les guerres commerciales gagnent en intensité, il est probable qu’à l’avenir, la reconnaissance de l’appellation Champagne serve de levier aux batailles rangées entre Européens, Américains, Russes et Chinois. Pékin a reconnu l’AOC/AOP Champagne en 2013, mais pour combien de temps encore…
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M.C.